Une société dans laquelle on vit

Critique de Actual Sunlight (WZO Games, 2013)

En rejouant à Depression Quest (The Quinnspiracy, 2013) sept ans après sa sortie et le crescendo de caca qui mena au Gamergate, je craignais de me sentir déprimé ; je me suis retrouvé révolté. Le cœur de la “polémique” initiale était que Depression Quest, parce qu’il n’avait pas de graphismes ou de points de vie ou que sais-je, n’était peut-être pas un jeu vidéo. Foutaises : Depression Quest est indéniablement un jeu vidéo, qui consiste à choisir ce qu’on va faire après une journée de merde. Faire un mauvais choix augmente votre niveau de dépression. Plus le niveau de dépression est élevé, moins il y a de choix disponibles après chaque journée de merde : les “bons” choix sont toujours affichés, mais ils sont barrés. Une manière de représenter la dépression comme une pente glissante à travers les mécaniques de jeu, même si le reste du jeu se résume à des évocations pudiques de journées de merde écrites à la deuxième personne du singulier. Un moment historique du jeu vidéo, que cela nous plaise ou non.

Sorti presque en même temps que Depression Quest, et ayant suscité le même genre de réactions confuses (mais moins violentes, car son créateur n’est pas une femme), Actual Sunlight a bien plus l’air d’un jeu vidéo, puisqu’on s’y déplace comme dans un vieux JRPG. Mais contrairement à Depression Quest, il ne propose pas de mécaniques pour “vaincre” la dépression. Actual Sunlight est un cimetière d’idées noires, qui s’affichent en salves de répliques choc à chaque fois qu’on regarde un meuble, qu’on change de pièce, qu’on discute avec quelqu’un. Derrière les sprites chibi et les dessins élégants, le protagoniste s’assène ses fantasmes sur le ton de la vérité, comme le Joker de Todd Philips, ou le boucher de Seul contre tous. Quand la deuxième personne du singulier fait irruption, c’est pour nous ordonner de se suicider. Depression Quest et sa good ending semblent nous dire que tout cela n’est qu’une illusion entraînée par la maladie mentale, que personne n’est aussi affreux que son cerveau peut lui faire croire ; Actual Sunlight, jusqu’à sa fin inéluctable où le protagoniste semble sauter du toit (ou s’inscrire au parti communiste, selon la lecture qu'en fait Jed Pressgrove sur son blog), est convaincu d’avoir « raison sur toute la ligne ».

Il est tentant de se dire, à travers une œuvre et surtout un jeu vidéo sur le « mal du siècle », que c’est de son auteur et de ses tourments qu’il est question. Et en même temps, l’auteur n’est-il pas censé être mort ? Lorsque Will O'Neill prend directement la parole dans son propre “portrait”, sous couvert de prévention à l’égard de son public (comme dans la préface de Depression Quest), il dévoile par omission l’étendue de son cynisme : « Si tu n’as pas au moins 25 ans, ce n’est pas toi, alors nom de dieu, n’y pense même pas ». Mais si tu as plus de 25 ans, que ton boulot est nul, que tu ne manges qu’à emporter, que tu achètes plein de jeux vidéo pour tromper ta solitude, comme la plupart des gens qui sont susceptibles d’entendre parler d’Actual Sunlight, alors c’est bien “toi” ? Les ruminations de pas-Will O'Neill ont beau toucher juste et dénoncer grave, la dépression n’excuse pas l’injure.

Après coup : vous n'avez pas vraiment besoin de perdre du temps dans les débris laissés par la “polémique” autour de Depression Quest, entre les comptes Twitter supprimés et les billets de blogs en 404. Le Gamergate a démontré que les discussions prétendument académiques sur le jeu vidéo ne le restent jamais très longtemps. Mais si vous y tenez tant que ça, les mots-clés à taper dans Google sont “zinesters vs formalists”.

- LP

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